Page 29 - Widdershins

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Une heure plus tard, lavée, habillée et rassasiée, elle se risqua
parmi les vagues de chalands et se laissa porter par le flot humain
jusqu’à sa destination, quelques portes plus loin.
Un simple observateur de passage aurait jugé Geneviève
Marguilles époustouflante. De somptueuses boucles blondes,
telles que la plupart des femmes de l’aristocratie s’efforçaient (en
vain) d’en obtenir au moyen de perruques coûteuses, tombaient
en cascade sur ses épaules. Ses yeux, d’un brun chatoyant, se
teintaient d’un éclat mordoré à la lumière. Des femmes dix ans
plus jeunes qu’elle lui enviaient son visage aux traits doux. Ce
jour-là, elle portait une longue jupe bordeaux sous une tunique
gris cendre et un corsage bien ajusté qui mettait en valeur des
attributs qui, chez elle, n’avaient guère besoin d’être soulignés
davantage.
Geneviève était belle, aucun doute là-dessus. Et, si les choses
s’étaient arrêtées là, elle aurait été mariée depuis douze ou
quatorze ans déjà à quelque dandy de l’aristocratie choisi par
son père pour ses relations politiques.
Mais, évidemment, les choses ne s’arrêtaient pas là. Lorsqu’elle
marchait, son corps penchait lourdement du côté gauche. De
naissance, elle avait la jambe gauche un peu tournée vers l’inté­
rieur et bizarrement tordue au niveau du genou, et, bien qu’elle
dissimulât les détails de cette difformité sous les longues jupes
fluides qu’elle affectionnait, elle ne pouvait en cacher les effets
sur sa démarche. Elle s’y était habituée depuis longtemps, mais,
pour GustaveMarguilles, patriarche de laMaisonMarguilles – et,
accessoirement, son père –, ce handicap signait l’arrêt de mort de
toute union politique. Donner enmariage une enfant « imparfaite »
au rejeton d’une famille de la noblesse eût été une insulte.
Consciente d’être indésirable (son géniteur n’en avait jamais
fait mystère), Geneviève avait passé son enfance et son adolescence
entourée de personnes de plus basse condition que la sienne. Elle