Page 6 - Widdershins

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AUJOURD’HUI :
Gigantesque. D’un bout à l’autre. Le domaine Doumerge
était immense, le manoir en son centre monumental, la salle de
bal au cœur de la demeure – vous l’aurez compris – démesurée.
Et le chaos qui y régnait, plus frénétique à mesure que les
minutes passaient, menaçait de prendre lui aussi des proportions
délirantes.
Sur une estrade disposée dans un coin, un groupe demusiciens
se tenaient en grappe à l’écart des invités qu’ils étaient payés pour
distraire. Ils jouaient avec fureur, abreuvant la foule, comme on
gave une oie, de quelques-unes des pièces les plus en vogue du
moment dans les cours et les soirées aristocratiques de Galice. Les
atours – des artistes, pas des mélodies, encore que les airs fussent
tout aussi douteusement accoutrés – formaient un foisonnement
d’étoffes, un méli-mélo hypnotique de couleurs tapageuses.
Tuniques et vestes pendaient en désordre, les perruques étaient
perchées de guingois sur des crânes luisants de sueur, des doigts
martyrisés protestaient sous la douleur. L’orchestre jouait depuis
cinq heures, sans jamais s’arrêter plus de quelques minutes entre
deux morceaux, et la torture ne semblait pas près de prendre fin.
Pour le peu d’effet que produisait leurs ritournelles, ils
n’au­­raient pas dû se donner tant de peine. Si bondée qu’une
simple danse nécessitait une soigneuse planification, voire la
mise au point de diagrammes tactiques, la salle de bal mijotait
dans un volume sonore tout juste inférieur au grondement
d’un tremblement de terre. La moindre phrase se finissait en
hurlement, chaque invité luttait pour se faire entendre au-dessus
de toutes les autres voix. La musique, pour les convives, n’était
plus qu’un bruit parasite, un obstacle à surmonter en s’égosillant.
La table du buffet, interminable, ployait sous un monceau de
victuailles qui aurait suffi non seulement à étouffer un éléphant,